28 juil. 2013

Madone universelle


1936, au camp de Nipomo, en Californie.

 par Claire Guillot journaliste au M Culture Photo Dorothea Lang.

La Mère migrante, la vraie, n'a jamais correspondu à sa légende, et n'a jamais apprécié d'être réduite à un symbole. Cette femme au visage marqué et au geste inquiet, qui serre contre elle ses trois enfants en haillons, a été photographiée par Dorothea Lange en 1936 au camp de Nipomo, en Californie. Incarnation du dénuement mais aussi du courage, elle a fini par symboliser la Grande Dépression américaine et la résilience d'une nation face à la crise. Roy Stryker, employeur de Dorothea Lange à la Farm and Security Administration (FSA), voyait même en elle une madone universelle : "Elle a toute la souffrance de l'humanité mais sa persévérance aussi. Une retenue et un étrange courage. Vous pouvez voir tout ce que vous voulez en elle. Elle est immortelle."
Dorothea Lange avait été recrutée par la Resettlement Administration, future FSA, pour illustrer l'action du gouvernement en faveur des travailleurs agricoles migrants. Elle a raconté en 1960 avoir pris la photographie un peu par hasard. En mars 1936, en suivant une pancarte, elle tombe sur le camp de travailleurs de Nipomo, en Californie. Plus de 2 500 personnes s'entassent dans des conditions misérables : la récolte de pois a gelé, les privant de travail et de nourriture. "J'ai vu cette mère affamée et désespérée, je me suis approchée, comme aimantée. (...) Je ne lui ai pas demandé son nom ou son histoire. Elle m'a dit son âge, 32 ans. Elle a dit qu'elle se nourrissait de légumes gelés ramassés dans les champs alentour et des oiseaux qu'attrapaient les enfants. Elle venait de vendre les pneus de sa voiture pour acheter de la nourriture. Elle était assise là dans cette tente avec ses enfants blottis contre elle et semblait savoir que mes photos pourraient l'aider, alors elle m'a aidée."
La suite ressemble à un conte de fées : la photographe transmet ses images à Washington, où les autorités font envoyer 10 000 kg de nourriture dans le camp. Lange les publie aussi dans le journal San Francisco News, et la Mère migrante devient célébrissime. Elle prête son visage aux milliers de fermiers blancs du Midwest qui migrent vers l'Ouest, chassés de leurs terres par la crise. Aux yeux des Américains, elle est une héroïne proche de Ma Joad, la Mère Courage des Raisins de la colère (1939), de John Steinbeck.
Son nom n'émergera que quarante ans plus tard. Florence Owens Thompson, elle-même, écrit à un journal local en 1979 pour dire tout le mal qu'elle pense de l'image qui l'a représentée. Elle n'est pas vraiment une migrante, puisqu'elle résidait déjà en Californie quand la Dépression a frappé. Mieux, elle n'est pas une Américaine blanche chassée de sa ferme par la crise, mais une Indienne de la tribu Cherokee, née en 1903 dans une réserve de l'Oklahoma – où sa tribu avait atterri après avoir été dépossédée de ses terres. Alors que la FSA en a fait son héroïne, Florence Owens Thompson s'est toujours méfiée du gouvernement : "Sa plus grande peur, dira plus tard son fils Troy Owens, était que si elle demandait de l'aide, on lui prendrait ses enfants."
Les souvenirs de Dorothea Lange, en plus d'être parcellaires, se révèlent inexacts. Le jour de la photo, Florence Owens n'habite pas dans le camp de Nipomo, elle s'y est juste arrêtée avec sa famille le temps de faire réparer sa voiture – dont elle n'a jamais vendu les pneus. Elle en partira sans profiter de l'argent envoyé par la FSA. Ce qui est vrai, en revanche, c'est que cette mère de sept enfants (elle en aura dix en tout) était pauvre à l'époque, et qu'elle l'est restée : elle a fait tous les métiers pour nourrir sa famille, voyageant au gré des récoltes, ramassant du coton pour un salaire misérable.

En 1979, celle qui vit dans un mobile home se sent trahie par la photographe et exploitée : "Je regrette qu'elle ait pris ma photo. Je ne peux pas en tirer un seul centime. Elle ne m'a jamais demandé mon nom. Elle a dit qu'elle m'enverrait une copie et elle ne l'a jamais fait." On découvre une femme aigrie et pleine d'amertume, bien loin du mythe glorieux.
L'image n'a jamais plu à Florence Owens ni à ses enfants, embarrassés d'être réduits à des victimes. En 2002, le réalisateur Geoffrey Dunne leur donne la parole dans le magazine New Times. Norma Rydlewski, le bébé sur la photo, déclare : "Maman était une femme qui aimait la vie, qui aimait ses enfants. Elle aimait la musique et elle aimait danser. Quand je regarde cette photo, cela m'attriste. Ce n'est pas comme ça que je me souviens d'elle."
C'est seulement à sa mort que la famille se réconcilie avec l'icône. En 1983, leur mère est atteinte d'un cancer, et les enfants, incapables, de payer ses notes d'hôpital font appel au public. L'avalanche de dons et les lettres, souvent envoyés par des gens modestes, les submergent. "Aucun d'entre nous n'avait vraiment compris à quel point la photo de maman avait touché les gens, a déclaré Troy Owens. Je crois qu'on la voyait de notre point de vue : pour maman et nous, la photo avait toujours été une malédiction. Quand toutes ces lettres sont arrivées, je crois qu'elle nous a donné un goût de fierté." Florence Thomson est morte quelques mois plus tard, à l'âge de 80 ans.

12 juil. 2013

Richelieu la belle, photographiée par Jean Louis Laurence

                                             Photos Jean Louis Laurence